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« Ce que nous avons devant nous en analyse, c’est un système où tout s’arrange, et qui atteint sa sorte propre de satisfaction. Si nous nous en mêlons, c’est dans la mesure où nous pensons qu’il y a d’autres voies, plus courtes par exemple. »

Lacan, Séminaire XI

Cet article remanie la présentation que j’ai faite sur les 22e et 23e conférences intitulées respectivement Points de vue sur l’évolution et la régression et Les voies de la formation des symptômes, avec un accent sur cette dernière, dans le cadre du séminaire de Mme Sol Aparicio de cette année 2012-2013, intitulé Le symptôme au sens analytique. Le travail du séminaire a d’abord porté sur la Conférence à Genève sur le symptôme donnée en 1975 par Lacan, puis sur les 16e à 23e Conférences d’introduction à la psychanalyse de Freud, ce qui correspond au début de la troisième partie du livre éponyme, consacrée à la doctrine générale des névroses et dont Lacan recommandait la lecture dans une pointe de sa conférence sur le symptôme [1].

D’un circuit concentrique

Les Conférences d’introduction à la psychanalyse ont été données par Sigmund Freud aux États-Unis entre 1915 et 1917 devant un public qu’il pouvait considérer comme néophyte (« une assistance mêlée, de médecins et de profanes et des deux sexes », Avant-propos), ce qui le conduisit à un effort de pédagogie supplémentaire, sensible tout au long de ces conférences.

Dans son effort de pédagogie, appliqué ici à la question difficile de l’étiologie des névroses via la formation des symptômes, Freud structure à ce point son discours qu’il m’a semblé lire dans cette 23e conférence un circuit concentrique, reproduit à la fin de cet article, représentant une succession d’étapes de cette formation des symptômes, que Freud restreint au cadre de l’hystérie [2]. La structure en étage de ce circuit s’appuie principalement sur trois pages consécutives [3], dans lesquelles Freud décrit les péripéties de la libido dans sa quête de satisfaction (die Befriedigung, le verbe befrieden signifiant plutôt « pacifier »). La libido y est présentée comme étant contrainte d’aller chercher sa satisfaction de plus en plus loin, par rejets successifs, ce qui n’est pas sans conséquences : « [La satisfaction] s’entend à se frayer un chemin par le détour [Umwegen] de comportement des malades, et elle se tourne avec prédilection contre leur propre personne, les portant à se tourmenter eux-mêmes. » (p.392, 20e conférence)

Ces trois pages de description assez denses arrivent, dans la 23e conférence, juste après l’introduction sur les symptômes psychiques et « l’être-malade » psychique. Les autres éléments ajoutés à l’organigramme joint en annexe, qui a servi de support à la présentation de cette conférence, sont extraits du développement final — sur les fantasmes et l’imagination (p.466 à 475) et sur le facteur quantitatif (p.475 et 476) — ainsi que de quelques emprunts à la 20e conférence sur La vie sexuelle humaine et à la 22e conférence.

Incidemment, dans cette même 23e conférence, Freud nous gratifie déjà d’un schéma pour récapituler son développement sur la causation des névroses, en précisant : « Nous savons qu’un schéma est assuré de la sympathie de celui qui apprend. » (p.460)

  • Causation de la névrose = Disposition par fixation de la libido + Vécu accidentel [adulte] (traumatique)
  • avec Disposition par fixation de la libido = constitution sexuelle (vécu préhistorique) + vécu infantile

Or cette « équation étiologique de la névrose » (p.460), extrêmement réduite, ne reprend pas la diachronie des péripéties de la libido développées dans l’exposé de Freud qui précède, ni non plus les trois facteurs étiologiques qu’il avait récapitulés dans la conférence précédente — la frustration, la fixation et l’inclination au conflit [4] — mais seulement la fixation. 

Les symptômes comme conséquences des tribulations de la libido

Le circuit proposé tente de représenter les voies de la formation des symptômes telles que j’ai cru pouvoir les lire dans ce texte des conférences, structuré à partir de cette première partie de la 23e conférence, dans un réductionnisme qui me paraît acceptable pour restituer un peu de la dimension épique du ton de Freud quant aux tribulations de « la libido insatisfaite » (qu’il personnifie facilement) « déboutée par la réalité » (p.456).

De fait, Freud recourt abondamment au champ lexical de la guerre pour exposer sa théorie de la formation des symptômes : « lutte », « conflit », « forces », « inflexible », « se réconcilient », « capacité de résistance », « repli », « docile », « récalcitrante », « réinvestit les positions évacuées », « effectifs implantés », etc. Le choix de ce champ lexical témoigne d’une dimension dynamique du processus de formation des symptômes, qui n’est pas rendue dans l’équation étiologique de Freud. Bien que ces conférences aient été données dans le contexte historique de la première guerre mondiale, ces choix lexicaux ne me semblent pas pouvoir être imputés à ce contexte, d’une part parce qu’ils la précédaient et d’autre part parce qu’ils reflètent la violence des symptômes qu’il a été amené à constater très tôt dans ses études et dans sa pratique.

Les deux protagonistes de ce conflit sont clairement désignés dans la 22e conférence : « La psychanalyse n’a jamais oublié qu’il y a aussi des forces pulsionnelles non sexuelles, elle s’est édifiée sur une disjonction tranchée entre pulsions sexuelles et pulsions du moi, et a affirmé, avant toute objection, non que les névroses procèdent de la sexualité, mais qu’elles doivent leur origine au conflit entre moi et sexualité. [beim Konflikt zwischen Ich und Sexualität] » (p.445)

L’irisation de la définition du symptôme

Freud multiplie généreusement les définitions directes ou indirectes du symptôme dans la 23e conférence, les modulant en fonction de son propos avoisinant. La longue définition de l’introduction brosse d’abord un tableau franchement sombre : 

  • « Les symptômes — nous traitons, bien sûr, ici de symptômes psychiques (ou psychogènes) et de l’être-malade psychique — sont des actes nuisibles [schädliche Akte] ou, à tout le moins, inutiles [nutzlose] pour la vie globale, dont la personne déplore souvent qu’elle les exécute contre son gré, et qui s’accompagnent pour elle de déplaisir ou de souffrance. Leur nocivité principale gît dans la dépense psychique qu’ils occasionnent par eux-mêmes et dans cette autre dépense qui est nécessitée par la lutte qu’il faut mener contre eux. Ces deux coûts peuvent entraîner, dans le cas d’une formation de symptômes foisonnante, un extraordinaire appauvrissement [außerordentliche Verarmung] de la personne quant à l’énergie psychique dont elle dispose et, de ce fait, une paralysie de celle-ci face à toutes les tâches importantes de la vie. » (p.455)

Suivent deux définitions indirectes du symptôme comme résultat du conflit :

  • « Des symptômes névrotiques, nous savons déjà qu’ils sont le résultat d’un conflit dont l’enjeu est un nouveau mode de satisfaction de la libido [eine neue Art der Libidobefriedigung]. Les deux forces qui se sont désunies se rencontrent à nouveau dans le symptôme, se réconcilient en quelque sorte par le compromis de la formation symptomatique. C’est aussi la raison pour laquelle le symptôme a une telle capacité de résistance ; il est maintenu des deux côtés. » (p.456)
  • « C’est donc ainsi que naît le symptôme comme rejeton multiplement déformé de l’accomplissement de souhait inconscient libidinal, une ambiguïté ingénieusement sélectionnée [eine kunstvoll ausgewählte Zweideutigkeit], qui renferme deux significations qui se contredisent totalement. » (p.458)

Enfin, Freud rapproche les symptômes d’une satisfaction difficile à comprendre en tant que telle :

  • « [Les symptômes] fournissent donc un substitut à la satisfaction dont on est frustré [Ersatz für die versagte Befriedigung] par le biais d’une régression de la libido à des temps antérieurs […] Le symptôme répète en quelque manière ce mode de satisfaction propre à la petite enfance [frühinfantile Art der Befriedigung], déformé par la censure qui procède du conflit, tournant généralement à une sensation de souffrance […] Le mode de satisfaction que le symptôme apporte a, de bien des manières, de quoi déconcerter […] pas reconnaissable par la personne qui éprouve plutôt cette prétendue satisfaction comme une souffrance et s’en plaint à ce titre. » (p.464)
  • « Il y a encore autre chose qui nous fait apparaître les symptômes comme étranges [merkwürdig] et, en tant que moyens de satisfaction libidinale, incompréhensibles [unverständlich]. Ils ne nous rappellent pas le moins du monde tout ce dont nous avons d’attendre normalement d’une satisfaction. » (p.465)

Cette irisation foisonnante des définitions freudiennes du symptôme dans une même conférence, allant du problème de l’appauvrissement psychique (par les actes nuisibles) jusqu’à la satisfaction libidinale (sur un mode propre à la petite enfance) en passant par le résultat ingénieusement ambigu d’un travail inconscient (par condensation et déplacement au même titre que le rêve), est remarquable dans l’étendue de son empan, et ne peut pas ne pas faire penser aux variations lacaniennes ultérieures sur le symptôme. Freud remanie ici par reprises successives ce que devrait être une définition du symptôme dans sa dimension psychique, sans doute pour conduire progressivement son public à se rallier à l’idée qu’il sait difficile à admettre que les symptômes procèdent d’une satisfaction pulsionnelle, via les fantasmes et par le travail de l’inconscient.

Le problème de trouver un chemin de retour vers les fixations

Dans un deuxième temps de la 23e conférence, après avoir établi que la névrose provient du conflit entre le moi et la libido, Freud concentre son discours sur le problème de savoir ce qui se passe en amont de l’entrée en névrose. Il s’agit de faire la lumière sur le problème des conditions de possibilité, au-delà de la frustration, de la régression vers les fixations infantiles : « comment la libido trouve-t-elle le chemin qui mène à ces points de fixation ? » [Fixierungsstellen] (p.474)

Dans la conférence précédente, Points de vue sur l’évolution et la régression, Freud multiplie les analogies pour essayer de donner une idée durable de ce que sont les fixations : un peuple en quête d’un nouvel habitat mais laissant des groupes qui s’établissent à des étapes intermédiaires ; la migration des glandes génitales chez les mammifères supérieurs dont certains individus gardent une glande en arrière du bassin ; puis encore son propre travail sur des racines nerveuses d’un poisson, dont il remarque que « tout le chemin de la migration était rendu repérable par des cellules qui étaient restées en arrière. » (p.432) Freud définit alors la fixation de la pulsion comme « rémanence d’une tendance partielle [Partialstrebung] à un stade antérieur » (p.433), puis la régression par le fait que « les parties qui sont parvenues plus loin peuvent facilement aussi, en un mouvement rétrograde, revenir à l’un de ces stades antérieurs ».

La question de trouver le chemin de retour vers les fixations revient à la question de savoir comment se maintiennent ces fixations dans le temps. Freud y répond par une rupture dans son discours, en introduisant d’abord les fantasmes puis l’activité d’imagination, sans ménager ses élans rhétoriques : « Je vous ai annoncé que nous avons encore quelque chose de nouveau à apprendre ; c’est vraiment quelque chose de surprenant et de troublant. […] Eh bien, la surprise gît en ceci que ces scènes infantiles ne sont pas toujours vraies [wahr]. Voire, elles ne sont pas vraies dans la majorité des cas, et dans certains cas, elles sont carrément opposées à la vérité historique. » (p.466) Et Freud de trancher : « Ces fantasmes possèdent une réalité psychique qui s’oppose à la réalité matérielle, et nous apprenons peu à peu à comprendre que, dans le monde de la névrose, c’est la réalité psychique [psychische Realität] qui est déterminante. » (p.468)

Voici donc le « maillon intermédiaire » qui manquait à l’explication de la régression, à savoir les fantasmes : « tous les objets et orientations de la libido ne sont pas encore abandonnés à tous égards. Eux ou leurs rejetons sont encore maintenus avec une certaine intensité dans les représentations imaginaires. La libido n’a donc qu’à se retirer dans ces fantasmes pour trouver ouvert, à partir d’eux, le chemin qui mène aux fixations refoulées. » (p.474)

Le facteur quantitatif de la théorie de la formation des symptômes

À ce stade, la théorie de la formation des symptômes peut s’articuler en deux étapes décisives :

  1. Libido + frustration + fantasmes => régression aux fixations
  2. Intensité de la jouissance des fixations + refus du moi => formation de symptôme(s)

Dès lors que la voie fantasmatique du retour vers les fixations de la sexualité infantile a été identifiée, les conditions théoriques de la formation de symptômes sont réunies et l’effectivité d’une formation symptomatique ne dépend plus que de contingences quantitatives : « le conflit entre deux aspirations n’éclate pas avant que certaines intensités d’investissement n’aient été atteintes, même si les conditions de contenu sont depuis longtemps présentes. » (p.476) Freud insiste sur le caractère quantitatif de la détermination névrotique qui lui permet d’universaliser son modèle : « on peut même imaginer que les dispositions de tous les humains sont qualitativement identiques et qu’elles ne se différencient que par ces rapports quantitatifs. Le facteur quantitatif n’est pas moins décisif pour la capacité de résistance à l’entrée en maladie névrotique. »
De plus, la propension même à la régression dépend de la dimension quantitative des fixations : « Plus les fixations sur le chemin de l’évolution sont fortes, plus la fonction aura tendance à esquiver les difficultés externes en régressant jusqu’à ces fixations-là, plus, donc, la fonction dans sa forme accomplie s’avérera incapable de résister aux obstacles externes de son parcours. » (p.433, 22e conf.)

Enfin, le facteur quantitatif règle aussi l’éloquente conclusion de Freud sur l’appareil psychique : « Le but final de l’activité psychique [Das Endziel der seelischen Tätigkeit], qu’on peut qualitativement décrire comme l’aspiration au gain de plaisir et à l’évitement du déplaisir, se présente du point de vue économique comme la tâche qui consiste à maîtriser les grandeurs d’excitation (quantités de stimuli) et à empêcher leur accumulation génératrice de déplaisir. » (p.476)

Quelques prémisses freudiennes de l’élaboration lacanienne

Au cours de son exposé de la théorie de la formation des symptômes, Freud rassemble dans cette 23e conférence de nombreux éléments relatifs au symptôme bien sûr, mais aussi à la jouissance (via la diversité des modalités de satisfaction) et à la catégorie de l’imaginaire, tels que Lacan les reprendra plus tard. Le « symptôme-métaphore » se relie au symptôme comme résultat du déplacement et de la condensation, sur le versant signifiant, déchiffrable au même titre que le rêve. Le versant de la jouissance du symptôme est aussi déjà énoncé à la fin du texte — comme satisfaction substitutive et insue — et figurée sur le circuit concentrique par le trajet le plus long.

Circuits concentriques freudiens de la libido
Circuits concentriques freudiens de la libido

Par ailleurs, le schéma de la pulsion de Lacan peut être vu comme un prototype du circuit concentrique, qui dessine lui aussi des trajets en forme de retour, puisque les concepts de satisfaction et de libido ne peuvent être foncièrement disjoints. Ces trajets font aussi le tour d’un objet, dont on peut supposer qu’il est à la fois fantasmatique et jamais atteint (dès qu’on écarte l’hypothétique trajet direct entre la libido et la satisfaction). Par rapport au schéma de Lacan, il manque le « bord » et l’objet a. Mais ce schéma suggère que tous les trajets qui conduisent à la satisfaction ne sont pas les mêmes ; en particulier, plus la modalité de satisfaction s’éloigne, plus elle devient potentiellement morbide. Cette diversité soulève une première question : dans quelle mesure ces modalités de satisfaction sont-elles compatibles ou incompatibles les unes avec les autres ?

Enfin, si le symptôme versant signifiant et le symptôme versant jouissance sont déjà repérables dans ce texte de Freud, comment le symptôme-écriture, l’identification au symptôme et la satisfaction de fin peuvent-ils s’articuler à ce moment de la théorie freudienne de la formation du symptôme ?


  • [1] « Lisez un peu, je suis sûr que cela ne vous arrive pas souvent, l’Introduction à la psychanalyse, les Vorlesungen de Freud. Il y a deux chapitres sur le symptôme. L’un s’appelle Wege zur Symptom Bildung, c’est le chapitre XXIII, puis vous vous apercevez qu’il y a un chapitre XVII qui s’appelle Der Sinn, le sens des symptômes. Si Freud a apporté quelque chose, c’est ça. C’est que les symptômes ont un sens, et un sens qui ne s’interprète correctement – correctement voulant dire que le sujet en lâche un bout – qu’en fonction de ses premières expériences, à savoir pour autant qu’il rencontre, ce que je vais appeler aujourd’hui, faute de pouvoir en dire plus ni mieux, la réalité sexuelle. »
  • [2] « tout ce que je dis ici et tout ce qui va suivre ne se rapporte qu’à la formation de symptômes dans la névrose hystérique. » (p.458)
  • [3] p.456 à 458 de l’édition Gallimard, traduite par Fernand Cambon, dans la collection Folio Essais.
  • [4] « La vue que nous avons de la causation des névroses s’est donc complétée. D’abord, comme condition générale, la frustration, ensuite la fixation de la libido, qui pousse celle-ci dans des directions déterminées, et en troisième lieu l’inclination au conflit découlant de l’évolution du moi qui a refusé de telles motions libidinales. » (p.447)

— Karim Barkati