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Ou l’histoire travaillée par les récits idéologiques qui répondent à et qui répondent de l’appel de croyance des corps parlants sémantophiles

Ce que nous apprenons au sujet à reconnaître comme son inconscient, c’est son histoire, – c’est-à-dire que nous l’aidons à parfaire l’historisation actuelle des faits qui ont déterminé déjà dans son existence un certain nombre de « tournants » historiques […]
— Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse1 ».

L’histoire, par sa pratique même — on le voit en psychanalyse, on le voit ensuite à l’échelle des peuples lorsqu’il y a des faits de ré-interrogation historique et mémorielle — est un processus d’émancipation, très clairement.
— Chapoutot, « Qui êtes-vous Johann Chapoutot ?2 »


Comme vous avez pu le constater lors de notre soirée du 2 février co-animée avec David Bernard à propos du livre Le grand récit, écrit par l’historien Johann Chapoutot et paru aux Presses universitaires de France en 2021, j’ai trouvé cette lecture très stimulante. Et signe sans doute de cette stimulation, trois néologismes m’étaient venus et je vais les développer assez brièvement en guise de petits cailloux pour d’éventuelles suites : sémantophiliedignitophilie et psychanalytisme.

Mais avant, je rappelle que la présentation de David Bernard a été publiée dans le Mensuel n°168, dans un article qui traite des questions de la crise du sens, de la fonction des récits, et des rapports entre histoire et psychanalyse (particulièrement autour de la fonction situante).

Je rappelle également que le livre sur lequel a porté notre soirée s’adjoint un sous-titre qui suggère la dimension d’un projet vulgarisateur : Introduction à l’histoire de notre temps.

Pour résumer le propos du livre à l’extrême, je dirais que le grand récit, c’est celui qui n’existe plus. C’est-à-dire que c’est celui qui, irrémédiablement, fait défaut à notre époque depuis l’épuisement de la religion en Occident (providentialisme) puis celui des « religions séculières » qui lui ont succédé (marxisme, fascisme, nazisme), et que les XXe et XXIe siècles se débrouillent dès lors avec des récits qui sont comparativement plus petits en quantité comme en qualité : une adhésion moins massive et des promesses moins séduisantes. Il ne reste alors plus dans notre monde contemporain qu’une cacophonie de petits récits fragmentés et concurrents, dont ceux-ci que retient Chapoutot : illimitisme, obscurantisme, messianisme, déclinisme, djihadisme, sans oublier le complotisme.

Sémantophilie

L’être humain aurait radicalement besoin de sens à sa vie

Le premier néologisme qui m’est venu est le terme de sémantophilie.

En effet, dans ma lecture, il m’a semblé pouvoir extraire de cet ouvrage la thèse que l’être humain aurait radicalement besoin de sens à sa vie, et que ce besoin constituerait en quelque sorte l’explication fondamentale des mouvements de l’histoire, dans le couplage de ce besoin au(x) récit(s) idéologique(s) d’une époque, à travers l’adhésion plus ou moins intense et massive de ces individus en manque de sens à ces récits.

Autrement dit, le propos de Chapoutot se déploie dans une dialectique entre sens et récit, que je déplierais ainsi :

  1. l’humain a besoin de sens à sa vie,
  2. l’humain trouve à étancher son besoin de sens par des récits,
  3. les récits sont consubstantiels aux époques,
  4. notre époque contemporaine connaît une crise des grands récits,
  5. « l’homme contemporain doit donc créer du sens autrement3 ».

Un tel accent sur le besoin humain de sens, de la part d’un historien, a de quoi surprendre, tant par la grande place accordée ici à la dimension psychique de l’humain, que par l’engagement décidé, érudit et vulgarisateur dans une réflexion philosophique.

La question du sens traverse Le grand récit de part en part, en étayant notamment son propos dès le début et à plusieurs endroits clés (introduction et chapitre VII4) avec des développements de Jean-François Lyotard sur la crise du sens et sur les conséquences de cette crise du sens pour les humains ainsi privés de grand récit.

Mais dès la première année de son enseignement à Polytechnique, Johann Chapoutot avait intitulé son cours « L’homme contemporain et le sens », dont le programme comportait déjà les ferments de cette réflexion sur le sens : « Le sens se lit, mais il se vit aussi. Nous verrons comment l’homme contemporain parvient à conférer du sens à son action, à l’exalter en rendant épique son époque. […] Enfin, il arrive que le sens fasse défaut. La volonté de lire ou de créer un sens dans et par l’histoire achoppe parfois sur une prise de conscience désenchantée de l’absurde5. » (p.27)

Il apparaît dans ce livre qu’un bon récit est un opérateur d’intelligibilité (concept clé) efficace, c’est-à-dire facile à comprendre et à adopter, donc souvent simpliste et mélioratif, comme le montre Chapoutot d’une façon convaincante au chapitre IV6, avec le discours surprenant d’Alfred Rosenberg en 1935, alors en charge de la Weltanschauung7 du parti nazi, qui introduit au congrès annuel de la société nordique un tout nouveau récit des origines, renversant les repères identitaires établis jusqu’à lors entre les deux peuples nordique et grec.

Chapoutot annonce d’ailleurs dès l’introduction que :

« on ne peut guère comprendre le fascisme, le nazisme, le communisme, le national-traditionalisme mais aussi le « libéralisme » et ses avatars (ultra, néo…), sans prendre en compte cette dimension, essentielle, de donation et de dotation de sens – à l’existence collective comme aux existences individuelles8 –, sans oublier, très en vogue semble-t-il, et toujours très commode, le complotisme9. »

On voit ici clairement l’enjeu des récits dans l’histoire : la possibilité même de la compréhension des mouvements historiques, dans la dépendance de cette possibilité à la dimension de donation et de dotation de sens, notamment au niveau des individus.

Chapoutot rappelle également avec Nancy Huston que l’être humain est une « espèce fabulatrice10 » et synthétise les enjeux de ces récits dans un entretien à France Culture :

« ce sont des récits du temps qui narrent l’histoire et qui expliquent donc l’histoire passée jusqu’au présent ; qui permettent également une herméneutique du présent, qui permettent de le déchiffrer, de le décoder, alors qu’il est singulièrement troublé ; et qui par ailleurs ouvrent sur un avenir, et cet avenir est souvent de nature eschatologique11 ».

On comprend alors mieux la teneur de cette idée implicite de besoin de sens pour les individus : il s’agit de pouvoir s’expliquer le passé, déchiffrer le présent et se projeter dans l’avenir. Et si ce besoin n’est pas seulement une tendance mais une dépendance quasi vitale au sens, alors sans doute que le terme de sémantophilie se tient pour en épingler l’idée.

Psychanalyse et sémantophilies ?

Les termes de joui-sens et de jouissance phallique présentifient pour nous la sensibilité du corps parlant (autant que parlé) au sens et aux récits, mais pas encore cette idée de besoin de sens. On s’en méfierait plutôt, à se souvenir de l’avertissement de Lacan dans « La troisième12 », qu’« à nourrir le symptôme, le réel, de sens, on ne fait que lui donner continuité de subsistance ».

Plus radicalement, il n’y a pas de vérité toute, comme en histoire d’ailleurs, ni d’accès possible au réel – à peine un abord quand il arrive parfois, par l’analyse ou par des événements exceptionnels, que le fantasme y fasse moins écran. Non plus, il n’y a pas de séparation sans aliénation (cf. « le nouvel amour13 » lors des changements de discours).

Ceci dit, on ne peut pas non plus se proposer de viser l’absence de sens. Toujours sexuel, lié au fantasme, le sens permet aussi (et peut-être d’abord) de ne pas trop errer.

En réalité, la question du sens pour les corps parlants se diffracte pour nous selon les structures : du roman névrotique à la signification autiste en passant par le délire et la normopathie, c’est une typologie plurielle qui se distingue. Et ici la sémantophilie n’est plus une.

Dignitophilie

Avec la psychanalyse, on pourrait peut-être aller un pas plus loin, et postuler plutôt une dignitophilie, une façon de dire une dépendance au sentiment de la valeur de soi, bien sûr pas sans le social, ses semblants et ses récits.

Les exemples de Chapoutot vont dans ce sens, spécialement lorsqu’il accentue la dimension eschatologique14 des récits : comment ne pas penser à la dignité individuelle et collective dans les promesses religieuses de la rédemption et de la vie après la mort au paradis (à mériter), dans la promesse marxiste de l’avènement héroïque et heureux d’une société sans classes, dans la promesse nazie d’un Reich de mille ans, triomphal et protecteur, mais aussi dans la promesse messianique de l’adoption partout et du respect des droits de l’homme, ou encore dans la promesse complotiste du great awakening puis du storm qui emportera les méchants…

À nouveau, pour nous il y aurait intérêt à discriminer ce qu’il en serait selon les structures psychiques, cette fois-ci selon leurs affinités respectives avec le narcissisme, la sublimation et la jouissance phallique : du moi fort à l’auto-érotisme, en passant par l’ombre de l’objet, l’ego-clip et la mégalomanie.

Dans cette étude éventuelle, on pourrait confronter ces déclinaisons avec la thèse de l’escabeau généralisé développée par Colette Soler. On peut retrouver une forme synthétique de ses développements dans son article qui s’intitule « Devenir homme15 » et qui a été prononcé en 2017 à Buenos Aires, dans un lieu éminemment emblématique d’un point de vue historique justement : le Museo de la Memoria. On y lit que cet escabeau de LOM peut se retrouver à travers la sublimation freudienne, la différence de Joyce, ou le corps prolétaire du capitalisme, et dans des domaines variés — qu’ils soient artistique, sportif ou même domestique.

Et elle y précise d’ailleurs un point qui fait écho à la question des récits collectifs : « un escabeau, ça ne peut se faire tout seul, seulement dans un lien ».

Psychanalytisme

En parlant de collectif, qu’en est-il du nôtre ? Y a-t-il des récits qui le fédèrent voire l’animent, ou qui le représentent ?

Lors de son entretien à France Culture, Johann Chapoutot reçoit la question d’un « écologisme » contemporain, à quoi il répond qu’il faudrait plutôt parler d’un « effondrisme » éventuellement mais que ce dernier courant reste actuellement trop de l’ordre d’une niche pour pouvoir être considéré comme un véritable récit collectif.

Dans la lancée de cette question, rien ne nous interdit de faire l’exercice intellectuel similaire de nous interroger sur la plausibilité d’une idéologie collective de la psychanalyse, d’un psychanalytisme.

Le discours sur la psychanalyse dans l’Occident contemporain

Un Ours d’or pour le film Sur l’Adamant, une saison 2 pour la série En thérapie, un peu plus tôt 106 épisodes tout de même pour la série In Treatment, le long-métrage sélectionné à Venise sur Freud et Jung A dangerous method, et en Turquie la production de la très bonne série Bir Başkadır : on pourrait dire que cette fois-ci c’est l’époque qui semble rejoindre la psychanalyse, au lieu de l’effort à faire de la part des psychanalystes pour rejoindre la subjectivité de leur époque16.

Mais quel(s) récit(s) notre société se forge-t-elle de ou avec la psychanalyse ? Et s’en forge-t-elle vraiment, au-delà du succès de ces produits culturels ?

On sait que Lacan a associé et suspendu l’existence de la psychanalyse au capitalisme, en tant que son « poumon artificiel ». Est-ce que ce statut suffit à établir et faire vivre un récit ? De fait, ce statut réciproque raconte un passé et déchiffre un présent, mais qu’en est-il de la fonction de projection dans un futur ? La société essaierait-elle de se figurer une eschatologie (pour reprendre le terme choisi et retenu par Chapoutot17) psychanalytique ?

Au niveau individuel, puisqu’on est à l’heure de l’individualisme sous nos contrées, nous pouvons certainement soutenir que l’analyse est une aventure et que l’analysant en est le héros ou l’héroïne, puisqu’il y faut du courage, sans doute en prise avec une doctrine de l’historisation du sujet. Mais quid du niveau collectif ? Comment y aurait-il passage à une plus ou moins grande idéologie de masse ? Autrement dit, la psychanalyse peut-elle devenir un semblant ? et si oui à quelles conditions ?

Les éventuels récits idéologisants dans l’École

L’École, l’EPFCL pour l’appeler par son nom, existe comme institution sociale. Elle n’est pas uniquement doxa puisque l’on y travaille aussi concrètement, et que l’on y travaille le plus souvent en groupe (cartels, commissions, comités, jurys, etc.). C’est donc à la fois une communauté et une institution. Il y a une vie et une activité de l’École, avec des buts, des missions, des règles, des titres (AME, AE, AP; membre École, membre Forum), des méthodes, un nom, la référence au « champ lacanien », une histoire (dissidente), un jargon voire une lalangue, ainsi que des façons de se représenter par rapport aux autres humains non membres (il y a un « nous »), des alliances et des tensions, et peut-être aussi une sorte de vision du monde plus ou moins partagés par lesdits épars (nous ne pouvons d’ailleurs pas ne pas entendre « désassortis » justement) qui la constituent.

Tout cela ne peut pas ne pas induire un certain sens chez chaque dit membre, voire nous donner du/un sens (à la fois signification et direction comme le précise Chapoutot).

Or le sens, c’est la spécialité de la religion justement, et Lacan s’en méfiait, au point d’en justifier son usage des mathèmes, pour pas que la psychanalyse glisse dans la religion18. Ce risque repéré me semble une indication suffisante pour envisager un psychanalytisme, au moins au titre d’épouvantail pour nous.

Une première remarque ici : dans son texte « Situation de la psychanalyse19 », en 1956, sa dénonciation de l’organisation hiérarchique de l’IPA, en didacticiens et non-didacticiens, fonde une organisation où, dans notre École, la dichotomie didactique est évacuée au profit de titres (AE, AME, AP) qui impliquent la question du désir de l’analyste et donc de sa cure, faisant de la psychanalyse en intention et en extension les deux faces d’une même bande mœbienne au niveau de l’École.

Une deuxième remarque qui ne conclura pas non plus : l’acte de la tentative de témoignage d’un avènement de ce désir de l’analyste dans la procédure de passe de l’École n’est-il pas aussi partiellement pensable comme le signe d’un passage à une forme de psychanalytisme, dans son articulation entre individuel et collectif ?

Une troisième remarque comparative enfin : dans le cas de la psychanalyse, peut-on isoler un fonds sur lequel s’appuierait le processus de croyance tel qu’il apparaît nécessaire à l’existence d’une idéologie ? Par exemple, y a-t-il une commensurabilité entre la croyance dans le cerveau du cognitivisme, la croyance dans la rééducation du comportementalisme, et la croyance dans l’inconscient de la psychanalyse ?

***

On verra ce que deviendront ou pas ces trois petits cailloux néologiques, qui se sont produits au contact d’un livre dans lequel l’auteur ne recule pas à chercher une (autre) raison dans l’histoire, et que je pose là dans notre Mensuel.

 


 

  1. J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », in Écrits, Seuil, 1966 [1953].↩︎
  2. Entretien entre Philippe Petit et Johann Chapoutot, tourné le 22 avril 2022, minute 57’30, https://youtu.be/70TdIKyxF7c?si=qBWXHDrppsffNaoS&t=3451.↩︎
  3. J. Chapoutot, Le Grand Récit : Introduction à l’histoire de notre temps, PUF, 2021, p. 34.↩︎
  4. « Faillite des grands récits et désagrégation »↩︎
  5. J. Chapoutot, Le Grand Récitop. cit., p. 27.↩︎
  6. Nazisme et fascisme : la quête d’une épopée millénaire.↩︎
  7. Vision du monde.↩︎
  8. Incise affine avec l’analyse de Castoriadis dans L’institution imaginaire de la société », 1975.↩︎
  9. J. Chapoutot, Le Grand Récitop. cit., p. 36.↩︎
  10. J. Chapoutot, Le Grand Récitop. cit., p. 20.↩︎
  11. Entretien avec Chapoutot, « Déclinisme, complotisme : nouvelles croyances pour une histoire en perte de sens ? », France Culture, https://www.youtube.com/watch?v=enfUyTBXOlI.↩︎
  12. J. Lacan, « La troisième », conférence à Rome, 1er novembre 1974.↩︎
  13. J. Lacan, Encore, Le Séminaire, livre XX, séance du 19 décembre 1972.↩︎
  14. « L’eschatologie, c’est l’apocalypse en bien si vous voulez, c’est l’avènement du millénium, du bonheur humain, que promettent toutes ces idéologies. ». Entretien avec Chapoutot sur France Culture, op. cit.↩︎
  15. C. Soler, « Devenir homme », Champ lacanien, n° 21, EPFCL-France, 2018, p. 151-161.↩︎
  16. J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse ».↩︎
  17. Chapoutot parle d’eschatologie à plusieurs endroits, notamment à propos du marxisme, page 101, mais aussi plus généralement dans sa présentation des récits contemporains, page 261. J. Chapoutot, Le Grand Récitop. cit.↩︎
  18. J. Lacan, « Lettre de dissolution », École Freudienne de Paris, 5 janvier 1980. « C’est l’Église, la vraie, qui soutient le marxisme de ce qu’il lui redonne sang nouveau… d’un sens renouvelé. Pourquoi pas la psychanalyse, quand elle vire au sens ? Je ne dis pas ça pour un vain persiflage. La stabilité de la religion vient de ce que le sens est toujours religieux. D’où mon obstination dans ma voie de mathèmes ».↩︎
  19. J. Lacan, « Situation de la psychanalyse », op. cit.↩︎