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Quand j’ai vu que le thème des Journées nationales portait sur la question du paiement, je me suis dit que c’était une occasion rêvée pour enfin lire Le Capital, qui s’impatientait sur ma liste de lecture depuis trop longtemps.

Sous l’impulsion de Mireille Scemama, un cartel éphémère pour les Journées nationales a été monté, sur le thème « Intérêts et limites de la gratuité », et Muriel Mosconi a accepté d’être notre Plus-Un. Je les remercie toutes les deux de m’avoir accompagné, pas sans la psychanalyse, dans ma lecture du Capital, ainsi que nos collègues du cartel.

Du plus-de-jouir à la rupture historique

La plus-value, en bon lacanien, c’est ce que je projetais d’étudier en lisant Marx, pour sa contribution génétique au plus-de-jouir de Lacan. Sauf que les choses ne se passent pas toujours comme prévu… Et l’idée qui m’a attrapé dans ma lecture, c’est celle que j’appellerai ici rupture historique.

Pour notre après-midi intercartels, je vous propose principalement un retour sur quelques fragments du Capital, des fragments qui sont en rapport avec l’histoire, plus précisément en rapport avec la façon dont Marx conçoit les changements de période dans l’histoire.

Pourquoi m’intéresser à la rupture historique ? Pour essayer de préciser, au niveau du paiement dans la cure analytique, un aspect de la nature du désir autant que de celle de la demande. En effet, j’ai l’idée qu’au fond, on paye séance après séance parce qu’à l’horizon, ce que l’on appelle de ses vœux serait justement de l’ordre d’une rupture historique. Aussi bien, ce tournant psychique visé est possible. On peut par exemple en trouver une formulation poétique de Lacan dans son texte sur le stade du miroir, comme le « moment où commence le véritable voyage2 ».

Mais quelle est cette rupture historique dont je parle ? Quelle est la structure de ce changement promis par la psychanalyse ? Et quel pourrait être le modèle de ce changement ? Précisément, c’est sur cette dernière question qu’il m’a semblé qu’une partie du système conceptuel de Marx pouvait en éclairer quelque chose.

Et qu’est-ce qui me fait penser que Marx pourrait en éclairer quelque chose ? Je dirais que c’est son approche scientifique de l’histoire, c’est-à-dire à la fois son travail d’enquête et de documentation, son érudition, mais aussi son structuralisme à lui, même si c’est un structuralisme d’avant la lettre.

Quelques fragments du Capital comme contribution à l’histoire

Donc maintenant, je vais vous livrer assez brièvement quelques fragments du Capital qui vont dans le sens de cette hypothèse de l’existence d’apports marxiens décisifs quant à une théorie scientifique de l’histoire.

La découverte du Continent-Histoire

Je vous communique d’abord une citation de Louis Althusser, dans son « Avertissement aux lecteurs » du Livre I du Capital. Althusser y avance l’idée de la découverte par Marx de ce qu’il appelle le Continent-Histoire, découverte qu’il compare à celle des mathématiques puis à celle de la physique.

« Cette œuvre gigantesque qu’est Le Capital contient tout simplement l’une des trois plus grandes découvertes scientifiques de toute l’histoire humaine : la découverte du système de concepts (donc de la théorie scientifique) qui ouvre à la connaissance scientifique de ce que l’on peut appeler le « Continent-Histoire ». Avant Marx, deux « continents » d’importance comparables avaient été « ouverts » à la connaissance scientifique : le Continent-Mathématiques, par les Grecs du Ve siècle, et le Continent-Physique par Galilée3. »

L. Althusser, dans K. Marx, Le Capital, Livre I, Section I à IV, Paris, Flammarion, Champs classiques, 2008, p. 9-10.

En effet, Marx, dans son grand œuvre, au-delà de sa contribution à la théorie économique et à la politique, participe d’une façon décisive à la naissance d’une nouvelle façon de faire de l’histoire, en élaborant une approche résolument multidisciplinaire, un corpus conceptuel et un ensemble de méthodologies propres à fonder une science de l’histoire.

Je vous propose de revenir sur quelques citations extraites du Capital, à la fois pour prendre un bref aperçu de l’enjeu de cette œuvre vis-à-vis dudit Continent-Histoire, et surtout pour approcher l’idée qui nous intéresse ici de rupture historique.

Le passage historique d’un ordre économique à un autre

D’abord dans Livre I, à partir de son analyse de l’accumulation capitaliste, Marx identifie et met en évidence un mouvement historique particulier, en tant qu’il participe au passage d’un ordre économique à un autre.

« Au fond du système capitaliste il y a donc la séparation radicale du producteur d’avec les moyens de production. […] Le mouvement historique qui fait divorcer le travail d’avec ses conditions extérieures, voilà donc le fin mot de l’accumulation appelée « primitive » parce qu’elle appartient à l’âge préhistorique du monde bourgeois. L’ordre économique capitaliste est sorti des entrailles de l’ordre économique féodal. La dissolution de l’un a dégagé les éléments constitutifs de l’autre4. »

K. Marx, Le Capital, Livre I, Section V à VIII, Paris, Flammarion, Champs classiques, 2014, p. 277.

Marx montre ainsi, en analysant les ressorts de l’accumulation capitaliste et sa phase d’amorçage, qu’il y a un mouvement historique, c’est-à-dire un mouvement qui fait passer d’un ordre économique à un autre. En l’occurrence, il s’agit du passage de l’ordre féodal à l’ordre capitaliste, à travers un bouleversement dans les rapports de production. Dans l’analyse de Marx, ce passage s’est réalisé essentiellement dans un divorce précis, le divorce du travail d’avec ses conditions extérieures.

Je propose qu’une généralisation de cette description marxienne de l’avènement historique d’un nouvel ordre économique nous serve de modèle conceptuel, ou épistémique, pour ce que j’ai choisi d’appeler rupture historique5.

La valeur strictement historique des modes de production

Dans le même livre I et toujours à partir de son analyse de l’accumulation capitaliste, Marx relève et souligne, concernant les modes de la production sociale humaine en général, leur caractère strictement historique.

« En produisant l’accumulation du capital, et à mesure qu’elle y réussit, la classe salariée produit donc elle-même les instruments de sa mise en retraite ou de sa métamorphose en surpopulation relative. Voilà la loi de population qui distingue l’époque capitaliste et correspond à son mode de production particulier. En effet, chacun des modes historiques de la production sociale a aussi sa loi de population propre, loi qui ne s’applique qu’à lui, qui passe avec lui et n’a par conséquent qu’une valeur historique6. »

K. Marx, Le Capital, Livre I, Section V à VIII, Paris, Flammarion, Champs classiques, 2014, p. 166. C’est moi qui souligne.

Dans Le Capital, Marx s’attelle en effet à la tâche d’identifier et de formuler les lois qui s’exercent et qui caractérisent l’ordre économique capitaliste, ici une loi de population. Mais surtout, pour la question qui nous intéresse, on retiendra que Marx affirme que ces lois restent valables uniquement pendant la durée de l’époque qui correspond à un certain mode historique – ces lois sont attachées à ce mode historique, et puis elles passent.

Marx dessine ainsi une succession d’époques qui sont autant de modes historiques, transitoires, et définis par un ensemble de lois internes qui ne s’applique qu’à eux. La rupture historique est alors le résultat de la transition d’un mode historique au suivant, une fois cette transition consommée, c’est-à-dire une fois que ce nouveau mode économique et social est devenu le mode dominant.

Une crise ne fait pas une rupture, au contraire

Marx fait une grande place à un concept sémantiquement voisin de celui de la rupture : le concept de crise. Sauf que, paradoxalement, Marx montre que les crises internes au mode de production capitaliste, loin de provoquer sa chute, le renforcent.

La citation suivante, extraite du Livre II, situe ces crises précisément, dans les cycles typiques du capitalisme, comme constituant le point de départ d’un nouveau cycle capitaliste, via le renouvellement des investissements, et cela de façon systématique.

« Au cours du cycle, les affaires passent par des phases successives de dépression, d’animation moyenne, de précipitation, de crise. Les périodes d’investissement du capital sont certes fort différentes et fort discordantes ; mais la crise constitue toujours le point de départ de nouveaux investissements importants. Elle fournit donc plus ou moins, si l’on considère la société dans son ensemble, une nouvelle base matérielle pour le prochain cycle de rotations7. »

K. Marx, Le Capital, Livres II et III, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 2008, p. 1176.

Marx parle ici des crises qui ont lieu pendant le déroulement du mode de production capitaliste, et les intègre dans la structure du cycle de rotation capitaliste. Il précise plus loin que ces crises sont en réalité des moments d’opportunité de concentration du capital.

À ce stade, concernant la différence entre crise et rupture, on voit que Marx distingue d’un côté les crises internes à un système, c’est-à-dire qui ont lieu au cours la vie de ce système mais tout en le maintenant, et d’un autre côté ce qu’il appelle changement historique d’un ordre économique, et qui désigne le basculement d’un système à un autre.

Progressivité de la transition

Enfin, pour clore cette série de fragments, je vous propose une citation du Livre III. Cette citation porte cette fois-ci sur la progressivité de la transition dans l’avènement du nouveau système et de ses lois propres, progressivité à la fois aux niveaux de la durée, de l’espace et des différentes branches de production.

« Le capital ne s’empare pas d’un seul coup de toute l’agriculture pour la gérer selon ses lois propres ; il la gagne progressivement, en commençant par des branches de production particulières. Il ne s’attaque pas d’emblée à l’agriculture proprement dite, mais à des branches telles que l’élevage, surtout à celui du mouton dont le principal produit, la laine, offre, au moment de l’essor industriel, un prix de marché constamment supérieur à son prix de production ; plus tard, ces prix s’égaliseront, comme ce fut le cas dans l’Angleterre du xvie siècle8. »

K. Marx, Le Capital, Livres II et III, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 2008, p. 1973.

Marx remonte ici aux causes historiques de l’avènement du système capitaliste dans l’agriculture en Angleterre au xvie siècle. Il décrit finalement des phénomènes de propagation électifs, qui commencent par les branches de production les plus opportunes, comme avec le cas de l’élevage du mouton.

En généralisant, on peut dire que la transition d’un ordre social à un autre ne peut se faire que progressivement, non seulement dans l’espace et dans le temps, mais aussi dans les différentes branches du système de départ. L’avènement du nouvel ordre, c’est-à-dire la rupture historique comme résultat d’une telle transition, demande donc nécessairement un certain temps.

La rupture historique en psychanalyse

Au terme de l’exposé de ces quelques fragments du Capital de Marx, on voit qu’on peut d’une part y repérer une contribution à l’histoire en tant que science, et d’autre part déduire aussi un concept de rupture historique. Ce concept de rupture serait caractérisé par quatre aspects principaux :

  1. L’aspect de passage d’un ordre au suivant, comme le passage de l’ordre féodal à l’ordre capitaliste ;
  2. La valeur strictement historique et transitoire de l’avènement des lois internes du nouvel ordre, comme la loi de population ;
  3. Une différence structurale d’avec le concept de crise, qui, elle, ne change pas le système ;
  4. L’hétérogénéité de la propagation des nouvelles lois internes, dans l’espace, dans le temps, et dans les différentes branches.

Dans une psychanalyse, la rupture historique visée ou attendue, ou encore la rupture historique atteinte, qui n’est pas forcément la même, peuvent-elles s’appréhender plus clairement avec les outils conceptuels historiques marxiens ? Si on postule que oui, alors comment s’articuleraient ces ruptures historiques analytiques avec le paiement en psychanalyse ?


  1. * Intervention à l’après-midi intercartels sur le thème des Journées Nationales de l’EPFCL-France « Qu’est-ce qu’on paye en psychanalyse ? », à Paris, le samedi 15 octobre 2022.↩︎
  2. J. Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 100.↩︎
  3. K. Marx, Le Capital, Livre I, Section I à IV, Paris, Flammarion, Champs classiques, 2008, p. 9-10.↩︎
  4. K. Marx, Le Capital, Livre I, Section V à VIII, Paris, Flammarion, Champs classiques, 2014, p. 277.↩︎
  5. Je remercie Bernard Toboul de m’avoir fait remarquer que ce que j’appelle rupture historique possède un équivalent dans le vocabulaire de Marx : le terme de révolution. Le fait qu’une formule bien connue de Lacan a discrédité ladite révolution, en la ravalant au retour des astres à la même place, justifie qu’on propose un lexème moins connoté négativement dans notre communauté, comme celui que je propose de rupture historique, pour désigner, dans une perspective épistémique historiographique, l’idée intuitive qu’après ne sera plus comme avant. Ceci dit, on peut noter deux remarques supplémentaires au sujet de ce débat lexical entre révolution et rupture historique. D’abord, on peut remarquer que ni les changements d’ordre économique ni ceux d’ordre psychique n’auraient lieu sans une dimension politique, cf. l’aphorisme de Lacan « l’inconscient, c’est la politique » (cf. séminaire La logique du fantasme, leçon du 10 mai 1967, inédit). Or, le concept de révolution chez Marx implique justement un passage au politique. Ensuite, Lacan n’a pas toujours dénigré l’idée de révolution, comme on peut le lire dans les Autres écrits (Paris, Seuil, 2001, p. 381) : « Pas de différence une fois le procès engagé entre le sujet qui se voue à la subversion […] et ce qui du symptôme prend effet révolutionnaire […]. »↩︎
  6. K. Marx, Le Capital, Livre I, Section V à VIII, Paris, Flammarion, Champs classiques, 2014, p. 166. C’est moi qui souligne.↩︎
  7. K. Marx, Le Capital, Livres II et III, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 2008, p. 1176.↩︎
  8. K. Marx, Le Capital, Livres II et III, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 2008, p. 1973.↩︎