Non pas l’émoi
Le titre de mon intervention est issu d’un malentendu de traduction dans les Études sur l’hystérie 1. J’ai conservé ce titre pour nous rappeler à quel point il y a un risque de faire fausse route avec les traductions de l’œuvre de Freud.
La conversion « d’émoi », en un mot, c’est la traduction qu’on lit dans l’édition française originale des PUF de 1956, de l’expression cruciale « Conversion der Erregung 2 ». Or Erregung, c’est l’excitation, ce qui connote bien autre chose que l’émoi 3. Conversion « d’et moi », en deux mots, c’était un jeu de mots, qui m’est venu à partir de ce mot d’émoi, sans doute parce que dans ces Études Freud insiste sur le moi. D’une part, le moi y est l’agent de la conversion, c’est-à-dire l’instance qui décide et réalise l’acte même du refoulement. D’autre part, Freud avance ici l’idée d’un moi-conscience, Ichbewusstsein 4, comme un lieu, par opposition au non-moi, l’autre lieu, celui des représentations qui ont été refoulées hors du moi. Par ailleurs, le symptôme acquiert dans les Études un statut revendicatif, Freud dit qu’il a son mot à dire 5, et j’ajoute qu’en quelque sorte il nous dit : « Et moi ? »
Aujourd’hui, je ne vais donc pas vous parler de l’émoi. Je ne vais pas non plus développer la question du moi. Je vais plutôt me concentrer sur le processus de la conversion, tel que Freud le formalise dans ces Études à partir de sa jeune pratique avec des hystériques, pour déplier certaines homogénéités qui me sont apparues avec les conceptions de l’inconscient réel de Lacan, au tournant du séminaire Encore 6.
Déductibilité de la coalescence de la réalité sexuelle et du langage dans les Études sur l’hystérie
On sait que dans ces Études sur l’hystérie sont déjà présentes les notions d’inconscient, de résistance, de transfert, de sexualité et de symbolique. Ce qui se voit peut-être moins immédiatement et qui m’a frappé, c’est une grande proximité de certaines idées précoces de Freud avec plusieurs idées d’un enseignement plutôt tardif de Lacan.
En particulier, je vais tenter de montrer que l’idée de la « coalescence de la réalité sexuelle et du langage » 7, comme Lacan s’exprime dans la conférence sur le symptôme en 1975, peut déjà se lire dans ces Études sur l’hystérie du premier Freud, vers 1895, c’est-à-dire avant sa Traumdeutung et même avant la psychanalyse.
L’analyse d’une anosmie après-coup
Lucy, qui souffrait de dépression et de fatigue, avait totalement perdu l’odorat. Ni l’ammoniaque, ni l’acide acétique ne lui faisaient de l’effet, elle ne sentait rien… Sauf une odeur, une odeur de brûlé tenace, mais qui n’existait pas ! Ce symptôme étrange est apparu sur le tard, entre ses vingt et trente ans, alors qu’elle était gouvernante dans la maison d’un père veuf et de ses deux jeunes filles. Ce symptôme hystérique tardif et son traitement donnent à Freud l’occasion de formaliser un modèle de la conversion hystérique.
Dans la cure, Lucy se remémore d’abord que l’entremets préparé avec les filles avait brûlé au moment de la réception de la lettre de sa mère, et que cette lettre qui lui rappelait douloureusement qu’elle avait trahi, en donnant sa démission de la maison où l’ambiance était devenue intenable pour elle, sa promesse de remplacer la mère défunte des filles.
Mais l’odeur de brûlé ne disparaît pas encore après cette remémoration. Il faudra que l’espoir de l’amour du patron suite à un entretien puisse s’avouer. Lucy donne à ce moment à Freud une réponse dont il dit qu’il n’a pas de meilleure description du refoulement ; je cite Lucy : « Je l’ignorais ou plutôt je ne voulais pas le savoir, je voulais le chasser de mon esprit, ne plus jamais y penser, et je crois y avoir réussi ces temps derniers 8. »
Une fois cette scène traumatique en deux temps mise au jour, l’odeur de brûlée s’estompe, mais une autre odeur arrive, une odeur de cigare cette fois. Pourquoi cette odeur ? Lucy retrouve une première scène, dans une odeur de cigare, où le vieux comptable de la famille se fait rudoyer par le père qui ne veut pas qu’on embrasse ses enfants. Puis à nouveau, elle se souvient d’une deuxième scène, antérieure, où c’est elle-même qui fut rudoyée par le père après qu’une dame a embrassé les petites sur la bouche, le père menaçant Lucy et ajoutant qu’elle serait tenue pour responsable si cela se reproduisait.
De la promotion de certains Vorstellungscomplexe à un certain firmament de jouissance
Je vous propose maintenant un petit jeu de notation appliqué au modèle freudien de la conversion tel qu’il est déplié dans les Études sur l’hystérie. Ce jeu devrait nous suggérer des questions sur la possibilité d’une homologie ou d’une généalogie avec l’idée lacanienne de la coalescence entre signifiant et jouissance.
Je cite la traduction OCF (Œuvres complètes de Freud) de l’une des formulations de Freud sur la conversion :
« Le mode hystérique de défense […] consiste […] en la conversion de l’excitation en une innervation corporelle, et le gain est ici que la représentation inconciliable est repoussée hors du moi-conscience 9. »
Reprenons les étapes du processus de conversion, dans leurs termes freudiens, avec la liste et le tableau ci-dessous.
- Il y a d’abord la rencontre avec une représentation inconciliable, unverträgliche Vorstellung 10, trop pénible pour le moi.
- Le moi va en développer une aversion, Abneigung des Ich 11, après-coup.
- C’est seulement lors du deuxième événement qu’intervient le refoulement de cette représentation hors du moi-conscience, aus dem Ichbewusstsein gedrängt 12, mais avec un arrachement de l’affect lié à cette représentation, entrissene Affect 13, qui ne peut pas être refoulé lui. Lacan soutient cette vue, notamment dans le séminaire L’Angoisse (page 23) : « Ce que j’ai dit de l’affect, c’est qu’il n’est pas refoulé. Cela, Freud le dit comme moi. Il est désarrimé, il s’en va à la dérive. On le trouve déplacé, fou, inversé, métabolisé, mais il n’est pas refoulé. Ce qui est refoulé, ce sont les signifiants qui l’amarrent 14. »
- Puis, à partir de cet affect arraché, se créent de fausses connexions, falschen Verknüpfungen 15, avec d’autres représentations à disposition dans le conscient, sous l’effet d’une contrainte à l’association, Zwang zur Association 16.
- Et enfin la formation du symptôme lui-même, à partir de cette nouvelle connexion, par innervation dans le corps, in eine körperliche Innervation 17.
On a ici clairement deux représentations distinctes, disons S1 et S2, et un seul et même affect, disons α. J’ajoute une étoile en exposant, par exemple S1⋆ ou S2⋆, pour dénoter la promotion d’un signifiant à un certain firmament de jouissance.
Avec ces lettres, il nous vient les notations suivantes.
- Pour l’accident traumatique : le couple (S1, α∞), soit la représentation inconciliable et son affect pénible ensemble, comme l’inclination de Lucy pour son patron et l’horreur anticipée des moqueries de ses collègues s’ils l’apprenaient.
- Pour l’aversion du moi : le couple (S1⋆, α), où une force de répulsion du moi s’attache à la représentation.
- Pour le refoulement : S1⋆ dans l’inconscient, qui deviendra le noyau du symptôme, et α dans le préconscient, pour l’affect arraché.
- Pour la « mésassociation 18 » nouvelle : le couple (S2, α), comme le couple de l’odeur circonstancielle de brûlé ou de cigare, et l’humeur inhabituellement dépressive.
- Pour le symptôme : c’est le couple (S2⋆, α), comme la double souffrance des hallucinations olfactives et de la dépression.
D’abord, le fait de noter ces deux représentations, ces deux Vorstellungscomplexe, S1 et S2, nous évoque les S1 et S2 qui apparaissent déjà sous des formes très diverses et bien connues dans la théorie lacanienne :
- dans l’algorithme S2/S1 de la métaphore ou du refoulement, qu’on retrouve ici ;
- dans le renvoi langagier S1→S2 d’un signifiant à un autre ;
- mais aussi dans le S1 du signifiant-maître et le S2 du savoir ;
- et surtout dans la thèse de la représentation du sujet par un signifiant S1 auprès d’un autre signifiant S2.
Mais le pas le plus délicat est ailleurs, il me semble, au niveau de la question de « la coalescence entre la réalité sexuelle et le langage 19 ». À ce stade, on pourrait être tenté de considérer que la coalescence se ferait entre la représentation et l’affect, que ce soit dans le couple (S1, α) ou dans le couple (S2, α). Sauf que d’une part l’affect, ce n’est pas la jouissance, et que d’autre part Lacan en arrive à poser que le signifiant lui-même est joui.
Alors justement. Qu’est-ce qui déclenche les crises d’hystérie d’après Freud ? C’est tout ce qui vient chatouiller le noyau du symptôme innervé, c’est-à-dire faire résonner les représentations refoulées, ici les S1⋆ refoulés.
Quant aux signifiants du symptôme, ici les S2⋆, ils sont jouis également – étant donnée leur dimension symptomatique 20 –, comme on peut le voir dans la plainte de Lucy à propos de ce qui l’embête dans ce qui s’agite pour elle au niveau de son corps, avec sa rhinite chronique purulente, son anosmie et ses hallucinations olfactives.
Et déjà en amont du refoulement, ce qui va motiver l’opération du refoulement des S1⋆, Freud en parle dans ses Études dans des termes variés et qui nous apparaissent suffisamment évocateurs de leurs rapports à la jouissance :
- l’inconciliabilité de la représentation 21,
- l’aversion du moi 22,
- la « somme d’excitation » qui va « au-delà de la capacité individuelle de charge 23 »,
- ou encore le Nichtwissenwollen, c’est-à-dire le non-vouloir savoir 24.
Tous ces éléments sont bien de l’ordre d’une jouissance de la représentation, ou d’une jouissance par la représentation, autrement dit : de l’ordre du signifiant joui.
Les représentations des Études sur l’hystérie : pas sans excitation
J’ai essayé de montrer qu’il est possible de faire une lecture des Vorstellungen freudiennes des Études sur l’hystérie avec l’idée du signifiant joui lacanien. On a vu que certaines de ces représentations, qui sont des signifiants, ont rencontré un excès d’excitation, Erregung, et deviennent après-coup effectivement jouies, spécialement dans l’inconscient, comme dans le symptôme.
Cette monstration serait une extension antérieure à l’Au-delà du principe de plaisir 25 du second retour à Freud, second retour nécessité par l’introduction du concept de jouissance par Lacan, et avancé par Bernard Toboul dans son article « L’homme pulsionnel 26 ».
Je nous laisse la question du dédoublement du symbolique dans le nœud borroméen à quatre, en inconscient d’un côté et en symptôme de l’autre côté – et dont on a revu ici qu’ils ne vont pas sans la jouissance – pour une éventuelle prochaine étude sur les Études.
* Présenté lors des Journées nationales EPFCL-France 2021 : « Hystéries », Paris, les 27 et 28 novembre 2021 à Paris.
- S. Freud, Études sur l’hystérie, Paris, PUF, trad. Anne Berman, 1e éd. 1956, 15e éd. 2002.↩︎
- On trouve cette expression de « conversion de l’émoi » à plusieurs endroits, dès le cas d’Emmy von N., jusqu’au chapitre IV sur la psychothérapie de l’hystérie (ibid., p.230), et notamment dans la partie de l’épicrise de Lucy R. avec cette définition-clé de la défense hystérique : « La défense hystérique […] consiste alors en une conversion de l’émoi en innervation somatique. » (ibid., p.96). Voici l’original en allemand : “Die hysterische Art der Abwehr […] besteht nun in der Conversion der Erregung in eine körperliche Innervation.” (S. Freud, J. Breuer: Studien über Hysterie. Deuticke, Leipzig und Wien 1895, p.105). La traduction française des œuvres complètes de Freud (OCF) restitue le terme d’« excitation » : « Le mode hystérique de défense […] consiste alors en la conversion de l’excitation en une innervation corporelle » (S. Freud, 1893-1895, Œuvres complètes, tome II, Études sur l’hystérie et textes annexes, PUF, 2009, p.141).↩︎
- Je remercie Bernard Toboul de m’avoir indiqué que Lacan avait déjà dénoncé la traduction d’un terme voisin et ultérieur, celle de Triebregung en « émoi pulsionnel » : « Quoi qu’il en soit, il est certain que la traduction, qui a été admise, de Triebregung par émoi pulsionnel, est une traduction tout à fait impropre, et justement de toute la distance qu’il y a entre l’émotion et l’émoi. » (J. Lacan, Le Séminaire, Livre X, L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004, p.22).↩︎
- « der Gewinn dabei ist der, dass die unverträgliche Vorstellung aus dem Ichbewusstsein gedrängt ist. » (S. Freud et J. Breuer: Studien über Hysterie. op. cit., p.105).↩︎
- « […] on observe que le dit symptôme a, lui aussi, “son mot à dire” et c’est un phénomène intéressant et qu’il n’y a pas lieu de redouter » (S. Freud, Études sur l’hystérie, op. cit., 2002, p.240).↩︎
- « Je me suis longtemps demandé ce qui fondait le pas, franchi dans le séminaire Encore, qui a fait passer Lacan de l’accent mis pendant des années sur la structure de langage, sa logique et sa topologie, à l’accent mis sur les effets de lalangue écrite en un mot, avec la thèse, inouïe par rapport à ce qui précède, de l’inconscient, “élucubration de savoir”. » (C. Soler, Lacan, l’inconscient réinventé, PUF, 2009).↩︎
- J. Lacan, « Conférence à Genève sur le symptôme », Bloc-notes de la psychanalyse n°5, 1975.↩︎
- S. Freud, Études sur l’hystérie, OCF, op. cit., p.135-136.↩︎
- Ibid., p.141.↩︎
- S. Freud, Studien über Hysterie, op. cit., p.105.↩︎
- Ibid., p.235.↩︎
- Ibid., p.105.↩︎
- Ibid., p.250.↩︎
- J. Lacan, L’angoisse, op. cit., p.23.↩︎
- S. Freud, Studien über Hysterie, op. cit., p.55.↩︎
- Ibid., p.57.↩︎
- Ibid., p.105.↩︎
- Ce néologisme « mésassociation » m’est venu sur le modèle des termes méprise et mésusage, pour tenter de serrer, avec un seul mot, le concept freudien des fausses connexions (falschen Verknüpfungen), celles qui sont irrésistiblement produites par la compulsion à l’association (Zwang zur Association), juste après qu’un affect a été privé de son signifiant par le refoulement, et qui serviront de substrat à la constitution du symptôme lui-même. Dans mon idée, « mésassociation » peut désigner le processus de rattachement d’une représentation circonstancielle à un affect récemment esseulé et errant, ou désigner le résultat de ce processus, soit le couple de cette représentation de substitution et de cet affect.↩︎
- J. Lacan, « Conférence à Genève sur le symptôme », art. cit.↩︎
- « Mon Se jouit d’introduction, ce qui pour vous en est le témoin, c’est que votre analysant présumé se confirme d’être tel à ceci, qu’il revienne. […] cette position est celle dont il se contente, et justement de s’en plaindre, à savoir de ne pas être conforme à l’être social. Il se plaint qu’il y ait quelque chose qui se mette en travers. Et justement, de ce que quelque chose se mette en travers, c’est ça qu’il aperçoit comme symptôme, comme tel symptomatique du réel. » (J. Lacan, « La Troisième », Rome, 1974, La Cause freudienne, n°79, 2011).↩︎
- « Il s’avère être une condition inéluctable à l’acquisition de l’hystérie que naisse entre le moi et une représentation qui l’approche un rapport d’inconciliabilité. » (S. Freud, Études sur l’hystérie, OCF, op. cit., p.141).↩︎
- « C’était donc une force psychique, l’aversion du moi, qui avait à l’origine poussé la représentation pathogène hors de l’association et qui s’opposait à son retour dans le souvenir. » (Ibid., p.295).↩︎
- « L’hystérique lui aussi pourra en garder une certaine dose sans qu’elle soit liquidée ; si celle-ci, du fait de la sommation en des occasions similaires, croît au-delà de la capacité individuelle de charge, le coup d’envoi de la conversion est donné. Ce n’est donc pas une thèse étrange, mais presque un postulat, de dire que la formation de symptômes hystériques peut aussi se produire au prix d’un affect remémoré. » (Ibid., p.196).↩︎
- “Das Nichtwissen der Hysterischen war also eigentlich ein – mehr oder minder bewusstes – Nichtwissenwollen”. Le non-savoir des hystériques était donc à vrai dire un… non-vouloir (plus ou moins conscient) » (ibid., p.295).↩︎
- S. Freud, « Au-delà du principe de plaisir », dans Essais de psychanalyse, Pairs, Payot, 1981, Payot & Rivages, 2001.↩︎
- B. Toboul, « L’homme pulsionnel », Mensuel, n°122, Paris, EPFCL, mars 2018.↩︎